Un ouvrage sur les mécanismes du système up-ou-out dans l’audit a fait grand bruit dans le monde universitaire. L’up-or-out, « servitude volontaire » est une « compétition ordonnée et sévère pour les chances de promotion. » acceptée et même valorisée par les auditeurs. On retrouve les thèses de Bourdieu sur la réputation, le jugement et le classement.
Si vous n’avez que quelques minutes
Up-or-out
– La loi qui fait que l’auditeur quitte le cabinet s’il ne suit pas les normes de progression.
– Et le système du staffing (l’affectation à une mission et à un client plus ou moins récurrent et prestigieux).
– Ce système peut se résumer parle de « compétition ordonnée et sévère pour les chances de promotion. »
L’analyse se fonde sur une observation participante (une immersion « clandestine) de trois mois en tant que stagiaire ainsi que 38 entretiens avec des auditeurs-trices. (commentaire : Ce matériau paraît peu abondant pour avoir une visée statistique, mais il est compensé par une lecture approfondie de la littérature).
La thèse centrale sur le up-or-out est qu’il «il y a une sorte de bourse aux valeurs où les individus ont une réputation et reçoivent des signes concrets de leur réputation et de leurs chances de promotion. L’auteur souligne sur ce registre que « les auditeurs deviennent les entrepreneurs de leur propre réputation ».
Des motivations puissantes
L’auditeur, à ses différents stades de carrière (une dizaine de grades pour l’audit, donc pas seulement chez les juniors) se soumet à ce système et même le valorise dans la mesure où il accepte et privilégie :
3.L’incertitude et la remise en cause personnelle à chaque évaluation (annuelle et à chaque mission, le classement annuel étant orchestré comme une grand-messe). 4. La méritocratie, scolaire d’abord, d’entreprise ensuite, prend une dimension affective et sous-tend le modèle de carrière (le diplôme d’origine – écoles de commerce ou d’ingénieur – est aussi prise en compte). 5. La distinction c’est à dire le capital symbolique distinctif donnant le sentiment d’appartenir soi-même à une élite triée sur le volet. D’autres motivations extrinsèques existent mais elles dont reléguées au second plan par rapport aux 5 précédentes.
La légitimité est d’abord interne (selon l’auteur) et la loyauté vécue vis-à-vis de la hiérarchie directe (le manager et l’associé qui dirige la mission plutôt que les clients que l’on sert : « ton vrai client, c’est le Partner ». Pourtant le client entre en ligne de compte pour caractériser les bonnes et mauvaises missions à travers :
Au fur et à mesure de la carrière et en particulier pour les associés la capacité commerciale et le développement du portefeuille deviennent les critères majeurs de valorisation et d’évaluation (les associés « lourds » et les autres). (commentaire : la référence au « technico-commercial » nous semble en ce sens dévalorisante. / |
Le règne des inégalités
Le système social unique généré par le système up-or-out est fortement segmenté et inégalitaire.
Pour la plupart héritiers « méritants » à l’école puis dans l’entreprise, Ils sont davantage diplômés du supérieur que l’ensemble de la population active, y compris les cadres et dirigeants et maîtrisent rapidement un savoir complexe. Mais ils ne sont pas tous égaux :
L’ethnographie des auditeurs-trices est très corrélée au mode de recrutement : – Critères du classement (Ecoles A, B, C) des grandes écoles d’ingénieurs et de commerce – Rang de sortie, – Activités associatives au sein de l’Ecole, … Le système intensif et compétitif est proche de celui des classes prépa. Certains chercheurs parlent même du conseil et de l’audit comme de sortes « d’écoles d’application » pour futurs cadres dirigeants (Henry et Sauviat, 1993). « Parmi ceux qui partent, il y a trois catégories : 1. Le « jobard », qui ne sait pas transformer en valeur la capacité de travail et dont l’investissement n’a pas été récompensé et qui vit sa mise à l’écart sur le mode de l’humiliation ; 2. « L’intégré distancié », relativisant son engagement professionnel sans subir son désinvestissement du cabinet comme un échec total ; 3. Et le « forfait », qui laisse tomber la compétition, souvent de fait des transformations de la sphère domestique. » Parmi ceux qui restent, ou pas, il y a …les femmes et les autres. L’auteur souligne à juste titre l’empêchement des femmes à connaître une carrière « normale » après la naissance d’un enfant (à tous les échelons de la hiérarchie, sachant que la nomination de femmes associées reste une rareté) ! La division genrée du travail est particulièrement marquée dans le monde de l’audit qui reste très masculin au fur et à mesure que l’on progresse dans la hiérarchie. |
L’héritage de Bourdieu
En bref, Au Cœur des cabinets d’audit et de conseil est un ouvrage de recherche de référence, rendu plus facile à lire par les nombreuses citations extraites d’entretiens avec les auditeurs (à l’exception des associés). Cette analyse s’inscrit directement dans la parenté revendiquée avec Pierre Bourdieu (La Distinction : critique sociale du jugement, 1979) dans les concepts de distinction et d’habitus (que l’on peut rapprocher de l’ensemble des comportements normés des auditeurs). « Toute vie sociale repose sur des jugements et des classements de goût et de dégoût) par lesquels les « classeurs » se classent eux-mêmes » « L’habitus est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences. » Dans cette analyse, l’origine sociale des auditeurs influence leur réputation. La capacité de persuasion des consultants repose aussi sur des propriétés acquises par héritage et par proximité avec le monde des affaires et consacrées par l’école. Du glissement – un peu rapide – de la notion de distinction à celle de soumission, on peut avoir deux lectures :
On perçoit dans ce second cas une critique d’un système de production et reproduction des élites et de « servitude volontaire » et de « soumission à un système compétitif », qui peut renvoyer à une domination ou une dialectique maître-esclave Sans que cela soit explicite, le modèle sous-jacent peut rejoindre les thèses qui font de l’auditeur et du consultant des agents actifs de l’entreprise et du libéralisme économique. « L’audit fait de l’investissement dans le travail, les compétences et l’autonomie, l’organisation par projet et la célébration du changement, ses valeurs cardinales. Tout à la fois acteurs soumis, prosélytes et entrepreneurs, les auditeurs peuvent passer pour les représentants exemplaires de ce régime économique. » Ces différentes analyses des systèmes de domination étaient déjà présentes chez les chercheurs qui se sont spécialisés dans le monde du conseil comme « La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », d’Odile Henry, en 1997 (voir aussi la bibliographie complète). Elles ont été utilement analysées, développées et éclairées d’un jour nouveau dans l’ouvrage de Sébastien Stenger qui fait désormais référence. |
Bastien Barouh, « Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2018, mis en ligne le 27 novembre 2018, URL : http://journals.openedition.org/lectures/29073
De l’élitisme à l’épuisement, Le Monde Margherita Nasi , 23 octobre 2017 https://www.lemonde.fr/emploi/article/2017/10/23/de-l-elitisme-a-l-epuisement_5204785_1698637.html Regard sur les élites économiques : les consultants et la méritocratie, The Conversation, 24 janvier 2019 Les dominés de l’audit Gaétan Flocco, La vie des Idées , mai 2019 https://laviedesidees.fr/Les-domines-de-l-audit.html Petitet Vincent, Enchantement et domination. Le management de la docilité dans les organisations, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2007. Thine Sylvain, Lagneau-Ymonet Paul, Dénord François et al., « Entreprendre et dominer. Le cas des consultants », Sociétés contemporaines, 2013/1 (n° 89), p. 73-99. https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2013-1-page-73.html La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », Odile Henry, Politix, vol. 10, 1997, p. 155-177, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1997_num_10_39_1689. Bourdieu (Pierre). — La distinction : critique sociale du jugement (compte-rendu) ; Jean Claude Forquin Revue française de pédagogie, 1981, pp. 35-38 https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1981_num_55_1_2236_t1_0035_0000_1 |