Usage, sens et signification
Jean-Marie Barbier, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
L’inflation du vocabulaire du « sens »
C’est devenu un lieu commun du vocabulaire des acteurs qui ambitionnent de réformer sans transformer les rapports sociaux : il conviendrait de « (re)donner du sens » à l’activité, singulièrement dans les domaines qui « font société ». Et l’on voit se multiplier les dispositifs d’accompagnement d’une telle donation de sens : référence à l’éthique, au bien commun, à la durabilité ; célébration des vertus de la pédagogie en politique, de la communication et du soft management dans les organisations ; cellules d’appui psychologique, etc.
Or, comme le pouvoir, le sens ne se donne pas, il se prend. Et il est pris par les sujets-en-activité, à partir de ce qu’ils vivent. Abondance de rhétorique du sens n’y change rien : c’est moins un signe de renouveau, qu’un indicateur d’échec de l’intention sociale d’influence.
Cette inflation peut être analysée comme une pression sociale sur l’engagement personnel : elle participe à un phénomène plus général d’injonction de subjectivité. La clé de voûte en est certainement la figure du consentement (cum-sentire), par laquelle le sujet ne distingue pas le sens personnel de son engagement de sa signification sociale.
Si construire du sens autour de son activité suppose de fait l’adoption de registres de sens, ces registres ne sont pas forcément pré-inscrits comme dans ces dispositifs d’accompagnement. C’est le sujet lui-même qui les installe à partir de son expérience.
L’inflation d’usage du mot sens, les confusions et ambiguïtés qu’il entretient avec le mot signification conduisent à s’interroger sur les fonctions sociales de cette terminologie : les faits sémantiques sont des faits sociaux tout autant que les faits sociaux dont ils prétendent rendre compte. Et on ne peut mettre en objet l’activité humaine sans mettre en objet dans le même temps les outils de sa verbalisation par les sujets concernés.
L’intention de ce texte est précisément de mettre en objet cette terminologie, et singulièrement de rendre compte de trois termes souvent confondus lorsqu’ils ont trait à l’activité humaine : les concepts d’usage, de sens et de signification.
L’usage : un rapport que les sujets entretiennent avec leur environnement d’activité
On constate d’abord l’utilisation de la terminologie du sens et de la signification lorsqu’il s’agit de désigner les rapports-en-acte que les sujets entretiennent avec leur(s) environnement(s) d’activité. Le rapport-en-acte qu’un sujet entretient avec les composantes de son environnement, c’est « ce qu’il en fait ». On a pu parler de sens ou de signification pratique, fonctionnel·le, incorporé·e.). L’ouvrage fondateur de Von Uexküll intitulé « Mondes animaux, monde humain », précisément suivi de
« Théorie de la signification » en donne de nombreux exemples suggestifs.
Le réseau sémantique auquel appartient ce concept d’usage est probablement constitué aussi du concept d’objet, défini comme une entité du monde dotée d’une unité d’usage dans l’activité d’un sujet. Il l’est également, et plus globalement, du concept de perception, défini comme un espace d’activité au sein duquel les entités du monde se transforment en objets pour les sujets-en-activité. La perception est une intériorisation par les sujets des rapports d’usage qu’ils entretiennent avec leur(s) environnement(s). Selon Nuttin (édition de 1984, 157) l’objet est « perçu directement dans sa signification fonctionnelle ».
Nous définirons le concept d’usage comme le rapport singulier qu’entretient un sujet avec les composantes de son environnement d’activité par et dans la transformation-en-acte spécifique que constitue cette activité.
Les rapports d’usage supposent de la part des sujets une performation, c’est-à-dire un accomplissement d’activité, totalité englobant un ensemble d’éléments mutuellement inter-dépendants, et entretenant entre eux des relations d’« implication signifiante ». Ces rapports se transforment au fur et à mesure que se transforme l’activité.
Les rapports d’usage ont un statut pré-sémantique et pré-linguistique. Souvent ils ne font l’objet ni de représentations ni d’énoncés, mais peuvent l’être comme on le constate dans la diversité des acceptions du mot habiter (voir infra : Heidegger). Quand ils font l’objet de représentations ou de discours, on a pu parler de représentations fonctionnelles (Leplat, Psychologie française, 1985, 30/4, 269-275), ou de représentations pour l’action (Weill-Fassina, Dubois, Rabardel). On a pu parler aussi d’« images opératives » décrites comme sélectives, fonctionnelles, déformées (Ochanine). Représentations fonctionnelles et images opératives présentent quelques analogies avec les dichotomies, périmées aujourd’hui, opérées par l’école primaire traditionnelle entre animaux « utiles » et animaux « nuisibles » (au regard de l’activité humaine).
On assiste quelquefois à des déplacements dans l’identification des rapports entre les sujets, leurs activités et leurs environnements. Le philosophe Gibson a ainsi pu parler d’affordance pour désigner les « offres de l’environnement » (« ce que disent les objets ») en fonction des caractéristiques de l’activité. Pour éviter les paradigmes classiques d’analyse des causalités, on peut parler de transformations conjointes des activités, des sujets et des environnements.
L’accès aux rapports d’usage peut être favorisé par l’observation, mais tout particulièrement par des méthodes de type éthologique ne distinguant l’activité des êtres vivants de leurs environnements, ou mettant en valeur les « mondes » des êtres vivants. On a pu parler aussi de marquage de l’environnement, et privilégier l’analyse des traces d’activité. Un autre voie peut être encore être trouvée dans la non-distinction entre transformer et comprendre, comme dans nombre de perspectives cliniques (Thievenaz, Barbier, Saussez, Peter Lang, à paraître).
Les rapports d’usage se caractérisent encore par le fait qu’ils participent au processus de transformation des sujets engagés dans l’activité par intégration de l’usage : ils permettent des apprentissages-en-acte, des maitrises pratiques, des compétences incorporées. Ce type d’intériorisation trouve écho chez Piaget avec le concept d’assimilation ou chez Bourdieu avec le concept d’habitude faite corps.
Les rapports d’usage enfin ne sont pas séparables des affects et perceptions d’affects qui les accompagnent : plaisir et déplaisir trouvés dans les usages, confort/inconfort, comme s’y intéressent aujourd’hui certains ergonomes et analystes du travail
Lorsque l’analyse autonomise les rapports d’usage, elle recourt volontiers au terme de fonction jouée : celle-ci ne suppose ni représentation ni mise en discours par le sujet.
Le sens : un rapport que les sujets entretiennent avec eux‑mêmes
On constate également l’utilisation de la terminologie du sens et de la signification pour désigner les activités mentales qu’effectuent les sujets pour eux autour de leurs propres activités. Elles participent à l’élaboration de leur expérience. C’est le cas notamment des activités de réflexion, d’évocation, de prise de conscience, de délibération avec soi, de conduite et de finalisation de l’action. Nous parlerons des constructions de sens que les sujets opèrent autour de leurs activités ; elles sont constitutives avec elles de leurs actions : identification de la situation, représentations de ce qu’il y à y faire, représentations évaluatives de ce qui a été fait, etc.
Les constructions de sens sont des opérations mentales de transformation de représentations : les représentations sont des activités permettant la présence à des sujets en activité d’entités absentes de leur environnement immédiat ; elles « tiennent lieu » d’autres entités (Michel Denis, PUF,1979,19), et peuvent survenir en leur absence.
Comme toutes les opérations de pensée, les constructions de sens sont un travail opéré pour soi-même dont les produits sont appropriés et transformés par les sujets. Le sens est un sens pour soi. C’est la raison pour laquelle il est considéré comme un état du sujet même si cet état change (B. Russel., Sources des phrases pourvues de sens, 1969, 202).
Les constructions de sens peuvent être analysées comme des opérations de mise en lien entre des représentations issues d’expériences en cours d’un sujet et des représentations issues d’expériences antérieures du même sujet. Ces expériences antérieures sont traitées de fait comme « significatives », comme des matrices génératrices de sens pour la poursuite de l’activité. Ce sont elles qui fournissent les registres qui permettent au sujet d’attribuer des sens singuliers à ses nouvelles expériences. C’est le cas par exemple de ce que l’on peut appeler les émotions fondatrices, facilitant la compréhension des « sensibilités » des sujets, dont se nourrissent la conduite de la vie quotidienne et la littérature.
Les constructions de sens peuvent être considérées comme des attributions de valeur (a priori ou a posteriori) à l’expérience en cours au regard des expériences antérieures. Elles comportent des représentations finalisantes, c’est-à-dire des représentations de ce que « par expérience » le sujet considère comme souhaitable, désirable pour lui-même.
Les constructions de sens ne sont pas seulement des phénomènes mentaux ; elles sont en même temps et inséparablement des émotions, qui fonctionnent comme des reconstructions de sens, et comme des événements affectant l’engagement et/ou le désengagement d’activités. Les sujets s’engagent dans des activités qui font sens pour eux, se désengagent au contraire de ce qui ne fait plus sens, comme dans la fatigue ou la dépression ; ils peuvent encore suspendre provisoirement leur activité comme dans l’étonnement, la surprise ou la sidération. Les phénomènes de sens sont déclencheurs ou inhibiteurs d’activités.
Les constructions de sens supposent évidemment, chez les sujets le sentiment d’une continuité identitaire dans leurs changements comme dans l’approche eriksonienne de l’identité. Elles participent de fait à la constitution de l’identité pour soi, mieux désignée encore par construction du moi.
L’accès aux constructions de sens ne peut être qu’indirect pour l’analyste puisqu’il s’agit d’entités mentales. Quelques voies toutefois permettent de la favoriser, par exemple :
- l’inférence à partir du constat d’activités ou de manifestations d’émotions
- la provocation de discours des sujets sur les activités mentales qui ont accompagné leur activité : c’est le cas notamment de l’entretien d’explicitation (Vermersch) ou de l’auto-confrontation des sujets à leurs traces d’activité. Le traitement de ces verbalisations suppose toutefois une analyse des conditions de communication des données produites ne se limitant pas à une analyse de contenu.
La signification : un rapport que les sujets entretiennent avec d’autres sujets
Les notions de sens et de signification sont encore utilisées pour désigner des phénomènes propres aux activités de communication. C’est dans cette acception que l’on peut parler de signification donnée, attribuée à un objet, à un acte ou à un énoncé. C’est elle qui ouvre le domaine des malentendus, des interprétations, de l’herméneutique. La signification est « ce que je veux dire ».
Les significations données apparaissent dans des situations d’interactions dans lesquelles plusieurs sujets cherchent à s’influencer réciproquement à travers leurs activités : il s’agit souvent de communications verbales certes, mais plus souvent encore de communications multimodales, mobilisant plusieurs canaux, langagiers ou non. A la différence du sens, la communication s’adresse à autrui ; elle ne s’adresse à soi-même que dans le cas du discours intérieur, où le sujet cherche à s’influencer lui-même. Elle implique la présence de signes susceptibles d’être reconnus. Pour Peirce, le signe est « quelque chose qui tient lieu de quelque chose pour quelqu’un » (Lettre à madame Welby). Ces signes peuvent être constitués d’objets matériels, comme dans le cas de dons, ou d’ actes, comme dans la communication par l’action, mais ils ne peuvent être interprétés que dans les situations d’interactions.
La signification donnée est l’intention spécifique qui accompagne la mobilisation de signes. Ce statut d’intention a été bien vu par le courant phénoménologique, en particulier par Husserl qui écrit que « l’essence de l’acte d’exprimer réside dans l’intention de signification ». Grice veut établir une théorie de la signification à partir du vouloir-dire du locuteur. Searle pense même que l’interprétation par le destinataire est un travail de recherche-construction des intentions du locuteur.
Signifier est une intention de mobilisation de l’attention d’autrui et de production chez lui d’effets de sens à des fins d’influence sur son activité ; pour Sperber et Wilson, communiquer c’est attirer l’attention d’autrui » ce qui passe par une offre potentielle, décrite en termes d’ostension. L’ostension est le fait du communicateur et l’inférence le fait du destinataire de la communication, ce qui fait parler de communication ostensivo-inférentielle. L’offre potentielle ne se traduit en influence éventuelle que si surviennent chez le destinataire des activités de construction de sens correspondant ou non à l’offre de signification.
Les donations de signification sont liées aux enjeux perçus par les sujets en situation de communication. Husserl relève que les « significations réelles des mots sont fluctuantes, elles changent souvent au cours de la même suite d’idées ; et elles sont pour la plupart […] déterminées par la situation […] ce qui est fluctuant, ce sont les actes subjectifs qui confèrent la signification » (ibidem, 104).
En même temps que les actes de communication offrent des significations susceptibles de produire des effets de sens chez autrui, ils fonctionnent aussi comme des offres d’images identitaires proposées entre partenaires de la communication ; ils contribuent ainsi de façon déterminante à l’affirmation du « je » et à la définition des autres personnes, au singulier et au pluriel…
L’accès aux significations que les sujets donnent aux objets, aux actes, aux pensées ou aux énoncés se fait bien sûr de façon privilégiée par l’analyse et l’interprétation, savante ou quotidienne, des communications effectives des sujets sur leurs activités, sur leur engagement, sur leur histoire.
Habiter le monde conjointement par l’usage, par la construction de sens et par l’offre de signification
Distinguer n’est pas séparer.
Il convient de ne pas confondre opération intellectuelle opérée sur le monde(distinguer) et discours ontologique (dire l’être du monde).
Dans sa conférence « Bâtir, habiter, penser » (ibidem, 192,193), Heidegger écrit qu’habiter serait le
« trait fondamental de l’être […] les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter […] ils conduisent l’habitation à la plénitude de son être lorsqu’ils bâtissent à partir de l’habitation et pensent pour l’habitation. »
Typique d’un certain type de discours philosophique précisément centré sur la définition de l »être’ et de sa « plénitude », cet extrait n’en illustre pas moins l’entrecroisement continu des usages, des constructions de sens et des donations de signification qu’effectuent les sujets humains en situation de vie : cf. documentaire « Nous sommes l’humanité ».
Dans leur activité, les sujets humains ne cessent en même temps de transformer de façon continue les rapports qu’ils entretiennent à leurs environnements, à eux-mêmes et à autrui, et d’opérer des déplacements fonctionnels ; pour eux-mêmes : plasticité fonctionnelle, usages détournés, bricolage (Thievenaz, Barbier, Saussez, ibidem) ; ou entre sujets : ce qui a sens pour les uns est signifié aux autres comme une évidence, forme de violence quotidienne dans les conflits personnels comme dans les conflits sociaux…
Jean-Marie Barbier, Professeur des universités en sciences de l’éducation/formation des adultes, Centre de recherche sur la Formation, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.