Un ouvrage sur les mécanismes du système up-ou-out dans l’audit a fait grand bruit dans le monde universitaire. L’up-or-out, « servitude volontaire » est une « compétition ordonnée et sévère pour les chances de promotion. » acceptée et même valorisée par les auditeurs. On retrouve les thèses de Bourdieu sur la réputation, le jugement et le classement.

Si vous n’avez que quelques minutes

Dans son ouvrage, Au Cœur des cabinets d’audit et de conseil, prix le Monde de la recherche universitaire, Sébastien Stenger, revient sur les mécaniques de production et de reproduction à l’œuvre dans l’audit, en particulier chez les Big Four, et sur le système central du up-or-out. Par ce terme générique il désigne à la fois la loi qui fait que l’auditeur quitte le cabinet s’il ne suit pas les normes de progression et le système du staffing (l’affectation à une mission et à un client plus ou moins récurrent et prestigieux). En bref, l’obligation d’être performant. Ce système n’est pas seulement un système technique de gestion des ressources humaines, mais un système ethnologique et sociologique où, au-delà de la compétence, qui souvent « va de soi », comme chez Bourdieu, la réputation, le capital symbolique et le sentiment d’appartenance à une élite priment.

Up-or-out

Dans cet ouvrage, Sébastien Stenger revient sur les mécaniques de travail à l’œuvre dans l’audit, en particulier chez les Big Four, et sur le système central du up-or-out. : l’obligation d’être performant et de progresser dans la hiérarchie d’une année à l’autre, sous peine de quitter le cabinet. Par ce terme générique d’up-or-out l’auteur désigne ainsi à la fois :

– La loi qui fait que l’auditeur quitte le cabinet s’il ne suit pas les normes de progression.
– Et le système du staffing (l’affectation à une mission et à un client plus ou moins récurrent et prestigieux).
– Ce système peut se résumer parle de « compétition ordonnée et sévère pour les chances de promotion. »

L’analyse se fonde sur une observation participante (une immersion « clandestine) de trois mois en tant que stagiaire ainsi que 38 entretiens avec des auditeurs-trices. (commentaire : Ce matériau paraît peu abondant pour avoir une visée statistique, mais il est compensé par une lecture approfondie de la littérature).
La thèse centrale sur le up-or-out est qu’il «il y a une sorte de bourse aux valeurs où les individus ont une réputation et reçoivent des signes concrets de leur réputation et de leurs chances de promotion. L’auteur souligne sur ce registre que « les auditeurs deviennent les entrepreneurs de leur propre réputation ».

Des motivations puissantes

L’auditeur, à ses différents stades de carrière (une dizaine de grades pour l’audit, donc pas seulement chez les juniors) se soumet à ce système et même le valorise dans la mesure où il accepte et privilégie :

  1. La charge de travail, la capacité de résistance au stress et le sens de l’urgence sont les premiers instruments de légitimité (« extreme hours culture »), au risque de la souffrance au travail.
  2. La loyauté ou l’alignement des auditeurs vis-à-vis :
  • De leur hiérarchie (commentaire : l’auteur parle de manière beaucoup plus  – trop- péjorative d‘aisance dans la courtisanerie et de réseautage),
  • Des pairs (réciprocités, alliances entre pairs). L’important étant de faire partie d’une équipe (une écurie) ou devenir « le filleul d’un bon hiérarchique ».

3.L’incertitude et la remise en cause personnelle à chaque évaluation (annuelle et à chaque mission, le classement annuel étant orchestré comme une grand-messe).

4.    La méritocratie, scolaire d’abord, d’entreprise ensuite, prend une dimension affective et sous-tend le modèle de carrière (le diplôme d’origine – écoles de commerce ou d’ingénieur – est aussi prise en compte).

5.    La distinction c’est à dire le capital symbolique distinctif donnant le sentiment d’appartenir soi-même à une élite triée sur le volet.

D’autres motivations extrinsèques existent mais elles dont reléguées au second plan par rapport aux 5 précédentes.

  1. La motivation économique et les niveaux de rémunération (« utilitaires extrinsèques » selon l’auteur) sont pour l’auteur des motivations qui restent secondaires, au regard du capital symbolique.
  2. Ce classement des motivations relativise aussi l’audit comme recherche comme passage valorisant dans un parcours professionnel, clé d’accès aux directions des entreprises (moindres dans l’audit que dans le conseil et la banque d’affaires).
  3. Autre facteur (commentaire : selon nous minoré) : la place du client et des interactions avec lui (elle est particulièrement élevée quand on progresse dans la hiérarchie, avec un focus particulier sur les associés.

La légitimité est d’abord interne (selon l’auteur) et la loyauté vécue vis-à-vis de la hiérarchie directe (le manager et l’associé qui dirige la mission plutôt que les clients que l’on sert : « ton vrai client, c’est le Partner ». Pourtant le client entre en ligne de compte pour caractériser les bonnes et mauvaises missions à travers :

  • La nature et l’ampleur de ses besoins (ponctuels ou discontinus, en situation de risque ou de crise, récurrents comme la certification annuelle des comptes durant « la saison »).
  • Mais plus encore la taille et la notoriété du client et du secteur d’activité, y compris la personnalité des dirigeants.

Au fur et à mesure de la carrière et en particulier pour les associés la capacité commerciale et le développement du portefeuille deviennent les critères majeurs de valorisation et d’évaluation (les associés « lourds » et les autres). (commentaire : la référence au « technico-commercial » nous semble en ce sens dévalorisante. /

Le règne des inégalités

 Le système social unique généré par le système up-or-out est fortement segmenté et inégalitaire.

Pour la plupart héritiers « méritants » à l’école puis dans l’entreprise, Ils sont davantage diplômés du supérieur que l’ensemble de la population active, y compris les cadres et dirigeants et maîtrisent rapidement un savoir complexe. Mais ils ne sont pas tous égaux :

  • Il y a les brillants et les autres,
  • Les « bons » et les « mauvais »,
  • « Les roses et les gris », les plus stratégiques ou commerciaux et les plus techniques ou fonctionnels.

L’ethnographie des auditeurs-trices est très corrélée au mode de recrutement :

–          Critères du classement (Ecoles A, B, C) des grandes écoles d’ingénieurs et de commerce

–          Rang de sortie,

–          Activités associatives au sein de l’Ecole, …

Le système intensif et compétitif est proche de celui des classes prépa. Certains chercheurs parlent même du conseil et de l’audit comme de sortes « d’écoles d’application » pour futurs cadres dirigeants (Henry et Sauviat, 1993).

« Parmi ceux qui partent, il y a trois catégories :

1.    Le « jobard », qui ne sait pas transformer en valeur la capacité de travail et dont l’investissement n’a pas été récompensé et qui vit sa mise à l’écart sur le mode de l’humiliation ;

2.    « L’intégré distancié », relativisant son engagement professionnel sans subir son désinvestissement du cabinet comme un échec total ;

3.    Et le « forfait », qui laisse tomber la compétition, souvent de fait des transformations de la sphère domestique. »

Parmi ceux qui restent, ou pas, il y a …les femmes et les autres.

L’auteur souligne à juste titre l’empêchement des femmes à connaître une carrière « normale » après la naissance d’un enfant (à tous les échelons de la hiérarchie, sachant que la nomination de femmes associées reste une rareté) !

La division genrée du travail est particulièrement marquée dans le monde de l’audit qui reste très masculin au fur et à mesure que l’on progresse dans la hiérarchie.

L’héritage de Bourdieu

En bref, Au Cœur des cabinets d’audit et de conseil est un ouvrage de recherche de référence, rendu plus facile à lire par les nombreuses citations extraites d’entretiens avec les auditeurs (à l’exception des associés).

Cette analyse s’inscrit directement dans la parenté revendiquée avec Pierre Bourdieu (La Distinction : critique sociale du jugement, 1979) dans les concepts de distinction et d’habitus (que l’on peut rapprocher de l’ensemble des comportements normés des auditeurs).

« Toute vie sociale repose sur des jugements et des classements de goût et de dégoût) par lesquels les « classeurs » se classent eux-mêmes »

« L’habitus est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis  aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences. »

 Dans cette analyse, l’origine sociale des auditeurs influence leur réputation. La capacité de persuasion des consultants repose aussi sur des propriétés acquises par héritage et par proximité avec le monde des affaires et consacrées par l’école.

Du glissement – un peu rapide – de la notion de distinction à celle de soumission, on peut avoir deux lectures :

  1. L’une plus psychologique, soulignant le rapport affectif et soumis de l’auditeur à son travail et même au système up-or-out (être aimé, être choisi, …)
  2. L’autre plus politique, sous-tendue par une critique de la « société de cour »

On perçoit dans ce second cas une critique d’un système de production et reproduction des élites et de « servitude volontaire » et de « soumission à un système compétitif », qui peut renvoyer à une domination ou une dialectique maître-esclave

Sans que cela soit explicite, le modèle sous-jacent peut rejoindre les thèses qui font de l’auditeur et du consultant des agents actifs de l’entreprise et du libéralisme économique.

« L’audit fait de l’investissement dans le travail, les compétences et l’autonomie, l’organisation par projet et la célébration du changement, ses valeurs cardinales. Tout à la fois acteurs soumis, prosélytes et entrepreneurs, les auditeurs peuvent passer pour les représentants exemplaires de ce régime économique. »

Ces différentes analyses des systèmes de domination étaient déjà présentes chez les chercheurs qui se sont spécialisés dans le monde du conseil comme « La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », d’Odile Henry, en 1997 (voir aussi la bibliographie complète). Elles ont été utilement analysées, développées et éclairées d’un jour nouveau dans l’ouvrage de Sébastien Stenger qui fait désormais référence.

Bibliographie

Bastien Barouh, « Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2018, mis en ligne le 27 novembre 2018, URL : http://journals.openedition.org/lectures/29073

De l’élitisme à l’épuisement, Le Monde Margherita Nasi , 23 octobre 2017 https://www.lemonde.fr/emploi/article/2017/10/23/de-l-elitisme-a-l-epuisement_5204785_1698637.html

Regard sur les élites économiques : les consultants et la méritocratie, The Conversation, 24 janvier 2019

https://theconversation.com/regard-sur-les-elites-economiques-les-consultants-et-la-meritocratie-110118

Les dominés de l’audit Gaétan Flocco, La vie des Idées , mai 2019

https://laviedesidees.fr/Les-domines-de-l-audit.html

Petitet Vincent, Enchantement et domination. Le management de la docilité dans les organisations, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2007.

Thine Sylvain, Lagneau-Ymonet Paul, Dénord François et al., « Entreprendre et dominer. Le cas des consultants », Sociétés contemporaines, 2013/1 (n° 89), p. 73-99. https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2013-1-page-73.html

La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », Odile Henry, Politix, vol. 10, 1997, p. 155-177, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1997_num_10_39_1689.

Bourdieu (Pierre). — La distinction : critique sociale du jugement (compte-rendu) ; Jean Claude Forquin

Revue française de pédagogie, 1981, pp. 35-38 https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1981_num_55_1_2236_t1_0035_0000_1

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