Le bureau traditionnel laisse progressivement place à l’open space. L’attachement des salariés à leur espace de travail persiste et pas seulement pour des enjeux de statut mais par son rôle identitaire. Les nouvelles organisations du travail favorisent le contrôle, contrôle de soi, managérial et des pairs.

Le bureau comme lieu identitaire

Il est intéressant de revenir aux origines du mot bureau pour comprendre l’attachement qu’il suscite encore dans un monde professionnel où l’open space est devenu la norme.

« Le bureau n’a pas toujours été le lieu de travail que l’on connaît aujourd’hui. Le mot bureau vient de bure, grosse toile de laine qui, placée sur les tables à écrire, permettait par son épaisseur et sa matière d’isoler le parchemin sur lequel on écrivait, évitant ainsi de le détériorer. On est passé successivement du tapis de table à la table à écrire elle-même, puis de la table à la pièce dans laquelle elle était installée, puis à l’ensemble des meubles constituant cette pièce, et enfin aux activités qui s’y exercent, aux pouvoirs qui s’y rattachent, voire même aux services qui s’y rendent. »

Un attachement des salariés à leur espace de travail persiste, malgré les évolutions liées aux nouveaux modes d’organisation du travail :

  1. Dès la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le modèle taylorien installe les services administratifs dans d’immenses espaces organisés sur le modèle de la salle de classe.
  2. Les années 1050 où le concept d’open space est défini par deux consultants allemands, les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle. Il vise à donner une vue d’ensemble, ouvrir l’esprit de ceux qui travaillent, faciliter la communication entre un nombre restreint de personnes.
  3. Des années 1970 – les premières tours – jusqu’aux années 2000 où la France adopte le modèle américain du bâtiment « épais » – plus de 15 mètres de profondeur – qui ne laisse guère le choix aux aménageurs : pour que tous les salariés bénéficient de la lumière naturelle, il faut créer de vastes espaces dépourvus de cloisons. Les objectifs sont économiques : les spécialistes parlent de  « rendement-moquette » : selon Alain d’Iribarne, la taille moyenne d’un poste de travail est passée de 25 m2, dans les années 1970, à 15 m2 aujourd’hui.
  4. La période actuelle avec l’apparition de nouvelles formes de travail, comme le télétravail ou le coworking qui ont remis en question les méthodes de contrôle et de management, et surtout la nécessité d’être présent dans un lieu précis.

Dans le modèle de télétravail, il s’agit de favoriser la flexibilité (diminution des coûts de l’immobilier, horaires élastiques) ; celle-ci permet ainsi de de travailler à n’importe quel endroit, n’importe quand. Si ses salariés sont plus autonomes, ils se trouvent parfois géographiquement loin de leur équipe de travail. L’espace de travail se trouve parfois délocalisé à domicile, ou dans un tiers lieu.

La mise en œuvre du télétravail passe aussi par la métamorphose des lieux de travail (les espaces deviennent plus petits et plus ouverts). Le territoire personnel peut être « envahi », ce qui « peut amener une certaine confusion entre ce lieu de travail, l’univers familial et les loisirs »

Des résistances à la disparition du concept de bureau

Une étude conduite en 2016 révèle que, pour 87 % des personnes interrogées, se rendre au bureau n’est pas une habitude obsolète.

En les réunissant sur un même plateau sans se soucier de ce qu’ils font vraiment, on gomme les spécificités du travail de chacun. « On crée des aménagements sans se demander comment ils influeront sur le système de relations sociales et professionnelles ».

La fin du bureau signifie aussi la fin d’un espace qui constitue la scène où se jouent à la fois un rapport salarial, un rapport social et une relation de service.

L’espace réunissant dans un même lieu des publics différents avec des enjeux spécifiques, peut donc devenir le lieu de reconnaissance ou de conflit d’autorité et de légitimité (au sein d’un groupe projet, entre opérationnel et fonctionnel, …)

La distance entre le salarié est l’entreprise est « non seulement physique, mais aussi et surtout psychosociologique », Il s’agit d’un éloignement du lieu de travail habituel et également du collectif de travail.

Contrôle de soi

La remise en cause du bureau et la domination de l’open space ne sont  pas un simple changement de mode d’agencement des lieux mais un autre modèle d’organisation de l’entreprise qui oriente les pratiques et les comportements individuels et collectifs.

L’open space est le symbole et l’outil d’un nouveau modèle managérial, un management de troisième génération.

L’absence de bureau signe le recul de l’intimité et le développement de la représentation permanente pour les salariés.

La question de la disparition des objets personnels sur le bureau – photo de famille, décoration, « grigri » n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Comme le souligne avec humour les jeunes auteurs de l’Open space m’a tuer Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, consultants tous les deux : «  En open space, les consultants doivent vivre à visage et écran ouverts. Tout le monde peut passer vérifier si vous êtes heureux, si vous dormez, soupirez, riez… ».

Chacun a besoin d’un peu d’ombre, d’un peu d’intimité, d’un peu de quant-à-soi. Il faut, dans une journée de travail, pouvoir, de temps en temps, prendre de la distance et le temps de la réflexion, souffler, adopter une autre posture, se « distraire » de son travail. Sans servir de refuge ou de cachette, le bureau traditionnel permettait cela.

Dans un open space, c’est quasiment impossible. Il faut au contraire adopter des comportements de façade et revêtir les habits du salarié modèle. Ce contrôle de soi épuise les salariés et nourrit leur stress, même s’il existe des solutions de compensation : navigation personnelle sur internet ou les réseaux sociaux … Et au contrôle de soi s’ajoute le contrôle par les autres.

Contrôle managérial

La disparition du bureau fabrique du contrôle social et alimente la course à la performance.

L’espace est aménagé afin de permettre la surveillance. Le contrôle visuel induit par l’open space est plus pesant encore que les difficultés de voisinage.

La sociologue Thérèse Févette indique que « l’ open space est à la fois l’aménagement le plus prisé des managers et le plus contesté par les employés ».

L’un des arguments souvent invoqué en faveur de l’open space est la proximité avec le management, voire l’écrasement des lignes hiérarchiques.

Le manager se trouvant, avec les autres salariés, dans l’open space est forcément plus exposé, même si en se montrant exemplaire, il pourra gagner  en légitimité.

Mais les salariés retiennent surtout que le manager pourra exercer un contrôle continu et alimenter une course permanente à la performance, en mettant les uns et les autres en compétition (sur les horaires, l’intensité réelle ou supposée du travail, le leadership sur le groupe, …).

Il pourra féliciter, récompenser ou sanctionner les uns et les autres « en public » et « à chaud » sans possibilité d’échange, d’explication ou de justification.

A noter : les managers échappent souvent à la règle de l’open space et conservent leur propre bureau.

Contrôle par les pairs

Un autre contrôle, plus insidieux, est le fait des collègues de travail

Il y a là aussi un fort sentiment de surveillance. Les salariés se sentent épiés constamment. Ils doivent en apparence apparaître surbookés. Ainsi, par exemple, certains n’oseront pas quitter le bureau les premiers, ils vont donc tous rester tard le soir.

Chacun se surveille, écoute les conversations des autres. L’observation, la norme sociale, s’exerce souvent sous forme de «cancans», de rumeurs. Elle est très présente dans l’entreprise et accentuée par l’open space.

La surveillance de chacun par chacun (et non plus seulement des surveillés par le surveillant) pourrait créer un relatif égalitarisme. En fait, il y a une mise en concurrence – volontaire ou involontaire – des salariés.

Si cette concurrence n’existe pas et si des alliances se nouent, les salariés sont souvent changés de place et continueront à subir les mêmes contraintes.

Tous « Homo interruptus »

Dans l’open space, on l’a dit il n’y a ni intimité ni tranquillité. Or cette tranquillité/continuité est l’une des conditions sine qua non de la performance.

Selon une étude OpinionWay de mars 2015, 87 % des directeurs administratifs et financiers évoquent comme première situation stressante « les interruptions de collègues ou interruptions numériques intempestives pendant que l’on est en train d’effectuer une tâche ».

« Travailler est donc désormais devenu l’art de déployer en permanence une stratégie d’adaptation à l’interruption, interruption subie et interruption créée. » Le bureau traditionnel ne permet pas à lui seul de lutter contre les inconvénients de cette connexion permanente mais peut sans doute contribuer à mieux la maîtriser.

Bibliographie

Le bureau, un espace pas comme les autres, 17 septembre 2017, 22:23 CEST https://theconversation.com/le-bureau-un-espace-pas-comme-les-autres

L’Open Space m’a tuer Alexandre des Isnards et Thomas Zuber 1ère édition 2008, Editions Hachette Littératures, ISBN-10: 2012374085, 216 p

L’Homo Interruptus et l’open space, Jérôme Malet / président de quadrilatère | le 28/05 à 15:5

http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-133460-lhomo-interruptus-et-lopen-space-

Anne Chemin, le Monde culture et idées |  23.10.2012 à 12h38

http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/10/18/dans-la-cage-de-l-open-space

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