Johann Chapoutot, historien, affirme que « le nazisme aura été un grand moment managérial et l’une des matrices du management moderne ». NON. Comparaison n’est pas raison et le management vaut mieux que cette dénonciation idéologique et peu éthique où transparait un rejet du libéralisme et une critique du capitalisme.

Si vous n’avez que quelques minutes

La thèse de l’auteur se fonde sur « le parcours de Reinhard Höhn (1904-2000). Ancien général devenu « gourous du management », « il est l’archétype de l’intellectuel technocrate au service du IIIe Reich. » Les fonctionnaires du IIIe Reich auraient élaboré une conception non autoritaire du travail, fondée sur l’autonomie, la performance, la flexibilité et… le bien-être des travailleurs, proche du management actuel et de ses pratiques. Malgré l’expertise du nazisme de l’auteur, en généralisant un parcours individuel, en installant une vision très réductrice du management et un parallèle abusif entre nazisme et modernité cette thèse, très relayée par les médias, se révèle biaisée et met en cause l’éthique de l’historien.

Le nazisme « matrice du management moderne »

L’auteur, Johann Chapoutot : un spécialiste de l’histoire du nazisme

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, et après être devenu un spécialiste du régime nazi avec des ouvrages comme Histoire de l’Allemagne (de 1806 à nos jours), paru aux PUF (Que sais-je) en 2014 ou La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2016), il revient aujourd’hui avec Libres d’obéir : le management, du nazisme à la RFA (Gallimard, 2020), où il s’intéresse en particulier aux méthodes de la Menschenführung, mot préféré au terme américain de management.

Johann Chapoutot est par ailleurs chroniqueur à Libération.

« S’il fallait trouver un fil directeur dans ses travaux, ce serait l’idée que le nazisme n’est pas un accident de l’histoire, une exception allemande incompréhensible…mais bien un épisode ancré dans l’histoire européenne et dont il fait la généalogie. »

Une thèse provocatrice sur le management

La thèse défendue est que « le nazisme aura été un grand moment managérial et une des matrices du management moderne. »

L’argumentaire se fonde sur « le parcours de Reinhard Höhn (1904-2000). Il est l’archétype de l’intellectuel technocrate au service du IIIe Reich. Juriste, il se distingue par la radicalité de ses réflexions sur la progressive disparition de l’État au profit de la « communauté » définie par la race et son « espace vital ». Brillant fonctionnaire de la SS – il termine la guerre comme Oberführer (général) –, il nourrit la réflexion nazie sur l’adaptation des institutions au Grand Reich à venir – quelles structures et quelles réformes ? Revenu à la vie civile, il crée bientôt à Bad Harzburg un institut de formation au management qui accueille au fil des décennies l’élite économique et patronale de la République fédérale : quelque 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes, sans compter 100 000 inscrits en formation à distance, y ont appris, grâce à ses séminaires et à ses nombreux manuels à succès, la gestion des hommes ou plus exactement l’organisation hiérarchique du travail par définition d’objectifs, le producteur, pour y parvenir, demeurant libre de choisir les moyens à appliquer. S’y forment tant le gratin du « miracle économique », cadres de Aldi ou de Opel en passant par Hewlett-Packard et BMW, que ceux de l’armée nationale de la République fédérale d’Allemagne, la Bundeswehr. Car les stratégies managériales de l’armée sont, encore une fois, très proches de celles de l’entreprise. Ce qui fut très exactement la politique du Reich pour se réarmer, affamer les populations slaves des territoires de l’Est, exterminer les Juifs. Passé les années 1980, d’autres modèles prendront la relève (le japonais, par exemple, moins hiérarchisé). Mais le nazisme aura été un grand moment managérial et une des matrices du management moderne. » (Johann Chapoutot)

Cette dernière affirmation est volontairement choquante et nous allons en démonter les limites et contresens dans le présent article, tout en reconnaissant d’abord la pertinence de certains des éclairages de l’histoire nazie.

 

Une connaissance certaine de l’histoire du nazisme

Certains des enseignements tirés par Johann Chapoutot sont déjà connus, d’autres – intéressants – vont à l’inverse de nos idées reçues d’une bureaucratie allemande hiérarchique, soumise et obéissant à une rationalité barbare.

Johann Chapoutot montre que « le système est surprenant rigueur allemande et gout de l’ordre ne sont pas au rendez-vous, moins encore la logique totalitaire (il récuse le terme) de l’unité et de verticalité.»

Selon Johann Chapoutot, notamment quand il analyse les thèses de Reinhard Höhn, le système du nazisme repose sur :

  1. « La polycratie»
  2. le rejet de l’Etat et la remise en cause du droit 
  3. une organisation du travail qui privilégie la « liberté d’obéir »

Par polycratie (1) Chapoutot entend « la multiplication au sein du Reich d’instances de pouvoir et de décision contradictoires et leur compétition incessante sur les mêmes missions et les mêmes territoires comme autant d’agences. » (Johann Chapoutot). Les rivalités étant au cas par cas régulées par le Führer, quand il ne s’en « amusait » pas.

Il souligne aussi (2) le rejet de l’Etat et la remise en cause de la Loi qui sont « contre-intuitifs  » pour le non-spécialiste.

Les managers nazis reprochent aux Français – dont ils rejettent le modèle napoléonien- d’être trop centralisateurs et trop autoritaires. C’est pour ça qu’ils opposent à l’administration à la française, centralisatrice, verticale et hiérarchique (…) le management à l’Allemande, qui, de manière assez contre intuitive pour nous, est libéral (!!!» (Johann Chapoutot)

L’idée des Nazis est que l’Etat doit être pulvérisé. Dès 1933, ils détruisent l’Etat. (Johann Chapoutot)

Johann Chapoutot souligne que le nazisme défend le refus de la Loi rigide (« juive » par nature) au profit d’un droit flexible et « élastique »

 Les théoriciens du Reich prônent au nom de la « liberté germanique « la nécessité d’un exercice « élastique » de l’administration qui ne doit pas se sentir liés à des formes rigides et sclérosée de décision. »  (Johann Chapoutot) ;

 Enfin (3) C’est le cœur de la démonstration : une organisation du travail qui privilégie la « liberté d’obéir »

L’auteur part du concept d’une « organisation du travail non autoritaire consenti par tous autour de l’imaginaire de la « liberté germanique ».

Faisant face à des besoins gigantesques en termes de ressources et de gestion des hommes, les fonctionnaires du IIIe Reich auraient ainsi élaboré une conception non autoritaire du travail, fondée sur l’autonomie, la performance, la flexibilité et… le bien-être des travailleurs. 

Les travailleurs obéiraient à la Führung, « la tactique par la mission » une « forme de pouvoir qui leur dicte les fins à atteindre mais qui reporte sur eux la responsabilité des moyens, car il n’y a pas que dans la manière de remplir ces objectifs qu’ils sont libres d’agir » (Johann Chapoutot)

Une perversion de l’histoire

Tout entier dicté par son objectif de démontrer l’étrange modernité des théories managériales nazies,  , l’auteur tombe selon nous dans 3 pièges :

  1. Le risque de banalisation du mal 
  2. Le risque de confondre parcours individuel et histoire collective et d’en faire une clé de lecture universelle
  3. Des anachronismes et un glissement sémantique et idéologique

Rappelons que le concept de « banalité du mal » (1) a été forgé par Hannah Arendt lors du procès du nazi Adolf Eichmann. Il peut s’appliquer au « personnage principal » de l’historien qui après 1945 efface de son discours toute trace d’antisémitisme et de racisme.

Johann Chapoutot a largement analysé l’entreprise de destruction du nazisme , l’objectif de conquête de l’espace vital et d’affirmation de la domination de la race aryenne, mais il court le risque dans cet ouvrage de les mettre au second plan de son analyse,  en privilégiant sa thèse sur l’organisation du travail

Malgré la fascination qu’exerce cette figure sur Johann Chapoutot qui y trouve l’incarnation et la justification de ses thèses, il est sans doute abusif de considérer que « le parcours de Reinhard Höhn (1904-2000) en fait l’archétype de l’intellectuel technocrate au service du IIIe Reich. (Johann Chapoutot). Mais un destin individuel ne peut permettre d’en tirer une loi universelle.

Le propos est parfois, volontairement ou non, choquant : parlant de Reinhard Höhn il le désigne comme « le Mengele du droit. ».  Sans commentaire.

Ce qui est vrai et reconnu par les historiens, c’est l’importance de la « lessiveuse du nazisme » qui se développe après-guerre en Allemagne de l’Ouest.

« Pour un ex-nazi, il était assez facile de se blanchir. Le «Persilschein», le certificat Persil, cette lessive qui lavait plus blanc que blanc, était le surnom donné à la procédure. Car il suffisait à tel ou tel ex-officier de la Gestapo d’un seul témoignage l’exonérant de toute participation à un crime de masse pour éviter les poursuites. » (Entretien de Johann Chapoutot au Figaro).

La rigueur de la démonstration est mise en cause par des anachronismes et un glissement sémantique et idéologique (3)

Les ambiguïtés et comparaison anachroniques sont présentes dès le début de la thèse et se retrouvent dans des glissements sémantiques dangereux. « Les nazis ont très bien compris que pour produire dans des quantités inédites dans l’histoire, il fallait motiver le « matériau humain » ; que l’on appelle aujourd’hui la « ressource humaine » le facteur de production qui était le facteur travail. » (Johann Chapoutot). L’assimilation relève pour le moins d’une simplification et fait abstration du contexte histotique, politique et de la vie de l’entreprise.

L’auteur a aussi exhumé les traités d’organisation du travail des hauts fonctionnaires du IIIe Reich dont il ressort un « langage que notre monde, son organisation sociale et son économie emploient », comme « élasticité », « performance », « productivité », « initiative créatrice », « rentabilité » (Johann Chapoutot).

Certains propos sont plus choquants encore :autre point commun avec les organisations actuelles : les notions de plaisir et de loisir. Si « l’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga ni aux Chief Happiness Officers (…) le principe et l’esprit sont bien les mêmes», souligne l’historien. Sans commentaires là non plus.

Une vision idéologique du management

La vision du management contemporain apparaît largement dévoyée dans la seconde partie de l’ouvrage et les commentaires qu’en fait écho Johann Chapoutot dans la presse.

Trois phénomènes se cumulent :

  1. Des stéréotypes sur le management
  2. Une idéologie qui se pare d’un ton lyrique et militant
  3. Un non-respect de l’éthique de l’historien

Les exigences de la thèse l’emportent sur tout le reste. L’auteur veut démontrer que les nazis apparaissent finalement comme « l’image déformée d’une modernité devenue folle », se retrouvant dans le management contemporain.

Johann Chapoutot n’est pas un homme d’entreprise et il en apporte une définition pauvre et idéologiquement marquée par un modèle antilibéral.

« Le management – ce que l’on appelait jadis en français l’organisation- est une réflexion sur les structures de travail, l’attribution des tâches, la définition des compétences et des responsabilités. »

« Il est un instrument que l’on peut utiliser à bon ou mauvais escient. » (Johann Chapoutot)

 Il n’y a pas d’analyse véritable du management ni de son histoire théorique et pratique, de Mayo à Drucker jusqu’à Blake et Mouton (on lira prochainement un article dédié au management et à ses définitions dans la littérature sociologique et économique).

Cette idéologie anti-management se pare dun ton lyrique (2) voir militant chez cet historien qui fréquente les Mardis de l’Insoumission. 

« Le management hypostasié devient la loi et les prophètes.

La Loi car ce travail de théorisation des relations de travail, souvent banal, peu passionnant, voire intellectuellement indigent est sans cesse invoqué comme recours ou comme excuse.

Les prophètes, car le management est devenu une métonymie : il désigne non seulement une activité théorique et un corpus de principes, mais aussi ceux qui l’appliquent, ainsi qu’une forme de totem ou d’idole, un veau qui ne serait pas d’or mais de plomb. … »

Au détour l’auteur égratigne les écoles de commerce – l’INSEAD est nommément désignée) et bien sûr les consultants, accusés de tout gérer dans des réunions PowerPoint (réflexion qui manque d’originalité et dont le monde universitaire se fait trop souvent l’écho).

Plus grave est la remise en cause des personnes

Surtout dans ses dernières page la théorie tourne ainsi à un dénigrement idéologique du management et de l’entreprise toute entière dédiée à la production et au profit et de ses dirigeants. Plus grave, elle conduit à la dénonciation nominative des entreprises et des personnes.

« Le modèle de Bad Harzburg s’est avéré pervers (…). L’observation de la réalité managériale contemporaine n’incite guère à plus d’optimisme : l’actualité sociale et judiciaire, de petits chefs en drames humains, de procès France Telecom, en entrepôts d’Amazon … » (Johann Chapoutot).

On peut s’interroger à ce stade sur le respect ou non de l’éthique de l’historien (3).

C’est toute la démarche et la continuité qu’elle opère qui est selon nous à mettre en question (et à rejeter).

 L’historien bénéficie de l’aura de l’expert et « avance prudemment, il compare et prétend ne pas assimiler il ne dit pas que les SS étaient des DRH en pire, mais c’est quasiment sous-entendu…»Il faut lire les brillants articles de Guillaume Erner (France Culture) et notamment : « Faut-il organiser un Nuremberg des DRH ? » à qui nous laisseront la conclusion.

 Eh bien, voici le livre d’un grand historien, Johann Chapoutot, sous-titré : « le management, du nazisme à aujourd’hui ».  Franchir le point Godwin, autrement dit comparer un phénomène contemporain au nazisme. Comme s’il existait une sorte de continuité entre Mengele et Didier Lombard. Bien sûr, chez un historien comme Chapoutot, le parallèle est mené habilement. L’erreur commise par cet historien à un nom : la « reductio ad hitlerum ». Elle consiste à disqualifier un phénomène en raison de l’affinité élective qu’on lui prête avec le nazisme. Un tel raisonnement n’est pas seulement scientifiquement inexact, il est aussi politiquement dangereux. Si ce que nous vivons n’est que du nazisme soft, pourquoi redouter sa version radicale ? À force de voir du nazisme partout, on risque de ne plus le distinguer là où il est vraiment. Pourquoi se référer toujours au Troisième Reich pour désigner les pathologies sociales ? Même s’ils n’entretiennent aucun lien avec la Gestapo, le harcèlement moral et les cadences infernales demeurent des fléaux à combattre. » (Guillaume Erner) .

 

Bibliographie

Faut-il organiser un Nuremberg des DRH ? Guillaume Erner, France Culture, 22 janvier 2020 https://www.franceculture.fr/histoire/faut-il-organiser-un-nuremberg-des-DRH ?  https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-emission-du-lundi-20-janvier-2020

Johann Chapoutot, Libres d’obéir – Le management du nazisme à aujourd’hui, NRF essais Gallimard, janvier 2020

Entretien avec Johann Chapoutot, Jusqu’au  dernier : la destruction des juifs d’Europe, Institut du temps présent, 23 janvier 2015 http://www.ihtp.cnrs.fr/content/entretien-avec-johann-chapoutot

Johann Chapoutot, « Les nazis agissaient en managers, avec une conception du travail non autoritaire», Le Figaro, Charles Jaigu, le 23 janvier 2020 https://www.lefigaro.fr/histoire/johann-chapoutot-les-nazis-agissaient-en-managers-avec-une-conception-du-travail-non-autoritaire-20200123

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